« Si le Conseil d’Etat n’est pas prêt à la création d’un ordre juridictionnel administratif unifié, les juges administratifs le sont »

Interview d’Olivier Di Candia, président de l’USMA, réalisée par Fil DP le 25-05-2020, dans le cadre de la campagne des élections au CSTA.


Fil DP • Nous sortons d’une période de confinement au cours de laquelle la juridiction administrative a été en première ligne en tant que juge des mesures sanitaires urgentes. Quels enseignements tirez-vous de cette période et dans quelle mesure le travail du juge changera-t-il durablement ?

Olivier Di Candia • Après une semaine de perte de repère, le travail a repris, dans les foyers. Il a fallu se réorganiser, faire la classe aux enfants, gérer l’angoisse provoquée par la situation, garder des contacts avec le milieu professionnel, grâce aux réseaux… D’abord, on doit souligner notre fierté vu le travail accompli par nos collègues, par les agents de greffe et les correspondants informatiques. Ils ont réinventé le métier pour que le service public de la justice administrative continue, dans un contexte de confinement difficile. L’avance que nous avons en matière de nouvelles technologies a été un atout. Il suffit de voir la situation de nos collègues judiciaires pour le mesurer.

En tant que magistrats, il nous faudra aussi faire face aux critiques qui ont été faites des décisions rendues tant par le Conseil d’Etat que par les juges des tribunaux administratifs. Il faudra entrer dans ce débat. On aurait tort de l’occulter.

Mais, il faudra le faire avec un recul suffisant. La doctrine est assez unanime pour dénoncer la faiblesse du contrôle exercé par le juge administratif sur les mesures prises par les pouvoirs publics. Faisons le tri des critiques.

Peut-être qu’il faudra réfléchir à l’office du juge, le renforcer. Mais on ne peut pas reprocher au Conseil d’Etat de ne pas sortir du cadre dans lequel le législateur le contraint !

Après, dans le cadre de cet office, il faut bien admettre qu’il n’est pas évident d’identifier une atteinte manifeste à une liberté fondamentale dans les mesures de santé publique définies par le gouvernement lorsque les données de la science sont elles-mêmes incertaines. Il faudrait alors que le juge se substitue à l’administration, et c’est l’un des autres reproches qui pourrait lui être adressé.

Une fois éliminées ces questions, certaines décisions seront encore incomprises. Si l’incompréhension vient du fait que le Conseil d’Etat a plusieurs rôles et que la confusion des genres peut jouer contre lui, peut-être faudra-t-il, même contre son gré, le sortir de cette suspicion légitime de partialité.

L’USMA défend depuis toujours un corps unique de magistrats, de la première instance à la cassation. L’ordre juridictionnel administratif doit avoir une unité, mais il n’implique que la section du contentieux. C’est une petite révolution juridico-culturelle à laquelle le Conseil d’Etat n’est pas prêt. Mais les juges administratifs le sont. Le débat sur la robe a beau être symbolique, il remue ces questions, et c’est ce qui explique que le Conseil d’Etat refuse de « faire sauter le verrou », pour reprendre l’expression des personnalités qualifiées.

Quant aux méthodes de travail, il ne faudra pas les bouleverser. A l’USMA, nous avons une formule : « le métier de magistrat ne doit pas être solitaire, mais solidaire ». Ça signifie qu’on sera attentif au risque de déshumanisation du métier. Les nouvelles technologies sont utiles. Mais, je crois que, lorsque le risque sanitaire sera écarté, ou contenu, nous goûterons avec un délice particulier l’échange, l’écoute et le relationnel en face-à-face.

Fil DP •De manière plus générale, quel bilan tirez-vous du mandat qui a été celui de vos représentants au CSTA-CAA ?

Olivier Di Candia • Nous avons fait vivre bien des débats en CSTA durant ce mandat de trois ans. Mais, je voudrais insister sur ce que l’USMA a acquis en matière de transparence dans les mesures individuelles. Nous demandons que puissent être débattus en CSTA les mérites des candidats aux promotions, selon des règles connues de tous.

Pour les promotions au grade P1-P4, l’USMA établit avec minutie sa propre liste, après étude de l’ensemble des dossiers, et la confronte au tableau du service. C’est un premier élément de débat. Cette année, pour la première fois, nous avons gagné en transparence. Une réunion préparatoire entre les organisations syndicales et le service a permis de mieux cerner les critères mis en œuvre par le service et sa méthodologie de travail. Mais, il faut aller plus loin. Pour répondre aux canons d’une justice indépendante, c’est le Conseil supérieur, par une émanation représentative, qui devrait préparer le tableau d’avancement pour qu’il soit approuvé en séance plénière. De même, on ne doit pas accorder de préférence par principe aux collègues disposant de parcours plus administratif que juridictionnel pour l’accès au grade de président. Nous défendons la diversité et la complémentarité, mais aussi la magistrature de carrière.

S’agissant des critères de choix et de la formation des présidents de juridiction, il nous reste beaucoup de chemin à parcourir. Il faut bien comprendre l’enjeu : la sélection et la formation des personnes chargées de gérer nos juridictions, c’est ce qui préfigure l’avenir du corps. Nous voulons des chefs de juridiction et des présidents de chambre soucieux que la communauté juridictionnelle se sente bien au travail et conserve le sens de ses missions. Il y a des méthodes pour y parvenir. Nous y travaillons, en nous sentant parfois un peu esseulés…

Fil DP Comment qualifierez-vous la relation que le nouveau gestionnaire du corps des magistrats administratifs a tissée avec vous et comment jugez-vous l’état du dialogue social ?

Olivier Di Candia • Entre 2018 et 2019, toute l’équipe en charge de la gestion de notre corps a changé, avec un nouveau vice-président, un nouveau président de la mission d’inspection, un nouveau secrétaire général du CE et un nouveau secrétaire général des TA-CAA. Même le président de la section du contentieux a changé. Il nous a fallu tisser de nouveaux liens de confiance, ce qui s’est fait progressivement.

Au cours du second semestre de l’année 2019, le dialogue social a été totalement préempté par la question des suites à donner aux rapports des deux groupes de travail CSTA créés à la suite de l’enquête sur le climat social, portant sur la carrière des magistrats administratifs et l’information et la consultation dans la juridiction administrative. Du coup, de nombreux sujets d’importance ont été occultés.

La crise sanitaire actuelle, en revanche, a permis le développement d’un dialogue social plus informel, mais beaucoup plus nourri. Le secrétariat général adjoint a notamment pris l’initiative d’organiser des visio-conférences hebdomadaires au cours desquelles ont pu être discutées l’ensemble des problématiques générées ou révélées par la situation exceptionnelle que nous avons connue.

Par ailleurs, et au-delà du dialogue social au sens strict, nous avons développé avec le président de la MIJA et le président de la section du contentieux un dialogue régulier, de confiance, auxquels ils se montrent très attachés et attentifs.

S’il reste bien évidemment perfectible, et si sur certains sujets nous aimerions que notre voix soit davantage écoutée (rémunération, charge de travail), le dialogue social au sein de la juridiction administrative existe vraiment. Même lorsqu’on a l’impression d’être entendue d’une oreille distraite, nous obtenons quelques avancées. Cette politique des petits pas rythme l’évolution du corps.

Fil DP Face à ces constats, quelle est votre principale priorité pour les années à venir ?

Olivier Di Candia • Nous usmaniser ! La pression productiviste qui guide l’action de l’Etat ces dernières années, et qui n’a pas épargné la juridiction administrative, amène à faire de mauvais choix. Elle ne permet pas aux magistrats d’exercer avec sérénité leur métier. Or pour bien juger, nous devons être tranquilles. Notre principale priorité sera la défense de notre conception du métier de magistrat, celui que nous défendons partout en France, où nous rendons la justice.

Fil DP • Et quelles sont vos autres priorités ?

Olivier Di Candia • Représenter tous nos collègues. A l’USMA, nous défendons l’idée de la diversité du corps : diversité des recrutements, diversité des expériences et des formations et diversité des magistrats ! Nous pensons que la diversité est un corolaire du principe d’indépendance qui, rappelons-le, est au cœur de notre ADN. Si vous regardez les femmes et les hommes qui se dévouent pour notre syndicat, vous verrez qu’ils ont des parcours diversifiés et viennent de toutes les régions de France : Grand Est, Ouest, Sud-Est et Sud-Ouest, Paris et sa région. Notre priorité est de représenter tout le corps car parler son nom suppose de les écouter. Enfin, il y a, bien sûr, nos priorités habituelles qui sont de défendre collectivement et individuellement tous les magistrats qui feront appel à nous.

Fil DP • Imaginons que je sois un magistrat administratif. Qu’est-ce qui devrait me convaincre de voter pour vous ?

Olivier Di Candia • Le fait d’être magistrat, justement ! On représente les magistrats d’abord. Des êtres indépendants intellectuellement et moralement au service des justiciables. Si vous votez pour l’USMA, vous poursuivrez le combat de cette indépendance et de son inscription dans la Constitution. Vous ne serez pas un « cadre dirigeant de l’Etat » formé dans une super école de guerre. Vous vous battrez pour avoir des moyens et du temps pour bien faire votre travail dans le respect des valeurs défendues par l’USMA, avec une rémunération attractive et un déroulement de carrière satisfaisant, quel que soit votre corps d’origine, dans un corps unique de la 1ère instance à la cassation. Voilà pourquoi un magistrat administratif doit voter pour l’USMA. Sur ce terrain, nous sommes l’original, et non la copie !

Nos valeurs en découlent : la pression productiviste excessive dégrade le métier. Les magistrats sont indépendants, ils ne peuvent pas capituler face à des injonctions inappropriées. Ils doivent résister collectivement. Ils doivent avoir voix au chapitre sur les questions qui les concernent, en juridiction comme dans les instances nationales. L’USMA ne craint pas de demander toujours plus et des débats clairs et transparents sur les mesures individuelles au CSTA. Pas de clientélisme, le même droit pour tous, la revendication de règles claires.

Nous fonctionnons comme une équipe, ouverte à la concertation. Au recueil ponctuel de motions émanant de la « base », comme dans une structure assez administrative, nous préférons, sur le fondement d’une ligne claire, refléter au plus près ce que vivent et pensent les collègues. Nous sommes particulièrement contents lorsqu’ils nous écrivent ou nous appellent. Notre réseau de délégués compte beaucoup également. Sortant des sentiers battus, l’USMA essaie de proposer des idées pour améliorer le sort de tous. Au fond, c’est cela qui nous motive. On ne réussit pas tout, mais on fait bouger les lignes et on agite les idées.

Avec humilité, mais avec le soutien de chacun, nous voulons faire vivre cet élan. Et comme c’est un esprit d’équipe, l’élan est le même, quelques soient les personnes.

Interview à retrouver sur le site de Fil DP : http://www.fildp.fr