Contribution à la commission d’enquête sur les obstacles liés à l’indépendance de la justice

Une délégation de l’USMA a été auditionnée, le 18 juin 2020, par la commission d’enquête sur les obstacles liés à l’indépendance de la justice judiciaire (sic), dans le cadre d’une table ronde. Voici notre contribution à cette commission

Selon un adage anglais « justice must not only be done, it must also be seen to be done », il faut non seulement que justice soit faite, mais aussi qu’elle le soit au vu et au su de tous. L’indépendance et l’impartialité du juge sont des valeurs si précieuses à la démocratie qu’elles lui donnent son sens. « La justice sans la force est impuissante. La force sans la justice est tyrannique », disait Blaise Pascal. L’indépendance résulte des garanties statutaires entourant les magistrats. Ils doivent être placés à l’abri des pressions ou des menaces qui pourraient peser sur leur faculté de juger. Il nous semble évident que cette indépendance implique la séparation des pouvoirs. L’impartialité du juge se définit comme l’absence de préjugé ou de parti pris sur le dossier contentieux qui lui est soumis, et comporte deux dimensions : une dimension subjective, et une dimension subjective.

La dimension subjective consiste à rechercher si, au cas d’espèce, le juge disposait de liens privilégiés avec une partie, a fait montre d’une conviction personnelle ou d’un comportement révélant un préjugé. Il est bien difficile de caractériser de tels manquements, dont les exemples sont peu fournis en jurisprudence. Aussi et afin de conserver la confiance des justiciables, il faut aussi maintenir une impartialité objective, c’est-à-dire offrir des garanties suffisantes pour exclure à cet égard tout doute légitime. Pour le dire autrement, l’apparence compte. Le recensement des obstacles à l’indépendance du juge consiste donc à renforcer tous les leviers qui pourraient donner davantage de contenu à l’indépendance, à l’impartialité du juge, ainsi qu’à l’apparence d’impartialité.

Voici la liste de ces leviers selon nous :

I- Garantir l’indépendance, le juge administratif à la recherche de garanties statutaires :

 a) L’absence de garanties constitutionnelles

La CEDH a ainsi résumé la situation des magistrats administratifs dans sa décision Kress c.France n° 39594 du 7 juin 2011 : « Les magistrats de l’ordre administratif bénéficient d’un statut particulier, distinct de celui des magistrats judiciaires du siège comme du parquet. Ils relèvent du statut général de la fonction publique ; toutefois, ils disposent en pratique de l’indépendance et de l’inamovibilité (paragraphe 35 ci-dessous). En 1980, une décision du Conseil constitutionnel consacra l’existence et l’indépendance de la juridiction administrative, qui figurent parmi les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ayant rang constitutionnel ».

L’existence et l’indépendance de la juridiction administrative ne résultent ainsi pas, ni ne sont protégées, par le texte de la Constitution, mais de seuls principe, certes de même valeur, mais dégagés par le Conseil constitutionnel dans sa jurisprudence. Cette situation n’a pas évolué, isolant la France au sein du Conseil de l’Europe, y compris parmi les Etats dont le système juridictionnel est caractérisé par une dualité des ordres. Ainsi, en octobre 2012, Terry Olson faisait le constat, dans les nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel n° 37, que dans la majeure partie des Etats dotés d’un Conseil d’Etat ou d’une cour administrative suprême, l’existence de cette institution était consacrée par le texte même de la Constitution. Tel est ainsi le cas des Pays-Bas, de l’Allemagne, de la Suède, de la Pologne, de la République tchèque, de la Grèce, ou de la Turquie. L’inscription dans la Constitution de l’indépendance des juges et de leur ordre juridictionnel constitue d’ailleurs la préconisation n°6 de la recommandation n°2010/12 du conseil des ministres des Etats membres du Conseil de l’Europe concernant l’indépendance, l’efficacité et la responsabilité des juges.

A supposer que l’argument tenant à son double rôle, de conseiller du gouvernement et de plus haute juridiction de l’ordre administratif, soit mobilisé pour justifier cette anomalie, ou cet anachronisme, il peut être relevé que l’article 100 de la Constitution italienne fixe la mission du Consiglio di Stato en ces termes : « Le Conseil d’Etat est un organe de consultation en matière juridique et administrative, et un organe chargé d’assurer la justice au sein de l’administration ». L’article 103 de la même Constitution de préciser : « Le Conseil d’Etat et les autres organes de justice administrative exercent leur juridiction pour assurer la protection, dans les rapports avec l’administration publique, des intérêts légitimes ainsi que des droits subjectifs dans des matières particulières indiquées par la loi ».
Mais ce n’est pas la constitutionnalisation du Conseil d’Etat, en tant que telle qui est nécessaire, mais celle de l’ordre juridictionnel tout entier. En France, l’article 65 de la Constitution, inséré dans le titre VIII relatif à l’autorité judiciaire par la loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008, constate l’existence d’un ordre juridictionnel administratif, mais sans en consacrer l’existence et sans lui apporter de garanties quelconques.

Par le jeu de l’article 61-1 de la Constitution, consacré à la question prioritaire de constitutionnalité, (inséré par la même loi constitutionnelle), le texte de la Constitution reconnaît implicitement l’existence de la fonction juridictionnelle du Conseil d’Etat. Tout cela reste bien lacunaire. La loi constitutionnelle de protection de la Nation a été une nouvelle occasion manquée de constitutionnaliser le statut de la juridiction administrative.

A quoi tient cette absence de garantie constitutionnelle ? Au fait, notamment, que le statut du magistrat administratif est ambigu. Est-il un haut fonctionnaire investi de fonctions juridictionnelles ou un magistrat à part entière ?

b) De timides avancées législatives

S’agissant des magistrats des TA et CAA la question est désormais clairement tranchée par le législateur. En 2012 et en 2016, le législateur introduit dans le code de justice administrative l’expression « magistrats des TA et des CAA » et il reconnaît le caractère supplétif des dispositions statutaires de la fonction publique de l’Etat par rapport aux dispositions législatives contenues dans le code de justice administrative. Le juge administratif de première instance et d’appel, qui consacre 95 % de son temps à la fonction de juger, est donc un magistrat tandis que le juge administratif suprême, qui cumule les fonctions juridictionnelles, les fonctions de conseil du gouvernement, des fonctions d’études et des fonctions de gestion du corps des TA et des CAA, est demeuré un haut fonctionnaire investi de fonctions juridictionnelles. Le juge administratif suprême ne se reconnaît ni ne se revendique magistrat, mais il n’est pas soumis à l’autorité d’un ministre et il est inamovible.

Etre haut fonctionnaire ou magistrat, il faut choisir… L’ordre juridictionnel administratif est et reste dual, en ce qu’il est composé de deux ordres distincts : l’un aspire à demeurer dans la haute fonction publique, l’autre à se voir doter des garanties propres à la magistrature et des attributs traditionnels de la fonction de juger. Cette dualité constitue l’une des raisons pour lesquelles nous ne parvenons pas à nous doter d’une reconnaissance écrite de l’ordre juridictionnel administratif dans le corps de la Constitution.

c) Une jurisprudence ambigüe

Par un arrêt du 21 février 2014, M. Marc-Antoine n° 359716, le Conseil d’Etat a réaffirmé sa position et jugé que les magistrats des tribunaux et des cours administratives d’appel n’étaient pas des magistrats au sens de l’article 64 de la Constitution, mais des fonctionnaires de l’Etat pour lesquels l’article 34 de la Constitution ne réserve au législateur que la définition des garanties fondamentales. On constatera accessoirement que dans ce litige le CE est à la fois gestionnaire et juge pour le requérant, magistrat administratif, mais également chargé de trancher une question qui concerne les intérêts propres de l’institution, tels qu’elle les perçoit.

On ne pourra intégrer dans l’ordre juridictionnel administratif, au-dessus des TA et des CAA, que la section du contentieux du Conseil d’Etat. En d’autres termes, un corps unifié et constitutionnellement reconnu impliquera une séparation, stricte claire et renforcée, des différentes fonctions exercées par le Conseil d’Etat, cette ligne de démarcation n’étant aujourd’hui garantie que par un texte règlementaire (article R. 122-21-1 du CJA, créé par le décret n° 2008-225 du 6 mars 2008, et un code de déontologie.

Nous avons été abasourdis d’entendre M. le Vice-Président du Conseil d’Etat, lors de son audition devant vous, vous indiquer que l’unité de l’ordre juridictionnel administratif n’était pas demandée. Elle ne n’est certes pas souhaitée au Conseil d’Etat, mais elle l’est par une majorité des membres du corps des TA-CAA. A l’USMA, nous revendiquons depuis notre origine, en 1986, la reconnaissance constitutionnelle de l’ordre juridictionnel administratif, avec la création d’un corps unique, de la première instance à la cassation. Soutenir que ce n’est pas demandé, c’est nier l’existence de notre organisation, désormais rejointe sur ce point par le SJA.

La consécration constitutionnelle que nous attendons est aussi une protection contre toute velléité de nous réinsérer dans la sphère de la haute fonction publique ou de nous fusionner avec d’autres. Il est temps selon nous que le législateur consacre dans la constitution l’existence de ces magistrats qui ne sont ni des magistrats judiciaires, ni des fonctionnaires comme les autres.

TA Montreuil

II- Garantir l’impartialité en plaçant le juge administratif à l’abri des réseaux de la haute fonction publique :

Deux illustrations permettent de comprendre que le processus de juridictionnalisation du juge administratif peut se trouver fragilisé :

a) La mission confiée à M. Frédéric Thiriez

Disons-le d’emblée : un gouvernement qui, dans une lettre de mission, confie à un groupe de travail une réflexion sur « la haute fonction publique » en incluant dans le champ de cette réflexion les juges financiers, administratifs et judiciaires, nous semble avoir perdu de vue les notions d’indépendance et d’impartialité du juge. Heureusement, la justice administrative est, sur le terrain de son indépendance, dans une position paradoxale : si son indépendance n’est consacrée que par la jurisprudence du Conseil Constitutionnel (PFRLR selon décision du 22 juillet 1980) elle nous paraît dans la pratique hautement protégée : les faits liés à des magistrats administratifs qui auraient été soumis à des tentatives de pressions extérieures, provenant de l’administration, lorsqu’ils s’apprêtent à prendre une décision, nous sont quasiment inconnus. A quoi tient cette grande culture de l’indépendance du juge administratif ?

Nous identifions deux séries d’explications :

Ce litige soulevait trois questions liées et importantes :
– La porosité entre le juge administratif et l’administration,
– L’indépendance et l’impartialité structurelle du Conseil d’Etat
– Le cumul de la compétence juridictionnelle du Conseil d’Etat avec ses attributions
administratives.