Observations de l’USMA sur le projet de loi Valls relatif la retenue des étrangers

Le projet de loi « relatif à la retenue pour vérification du droit au séjour et modifiant le délit d’aide au séjour irrégulier pour en exclure les actions humanitaires et désintéressées » a été voté par le Sénat dans la nuit du jeudi 8 au vendredi 9 novembre

Voté après engagement de la procédure accélérée (une lecture par chambre), il vise à tirer les conséquences des décisions El Dridi du 28 avril 2011 et Achughbabian du 6 décembre 2011 de la Cour de justice de l’Union européenne et de celle de la Cour de Cassation qui par ses arrêts du 5 juillet 2012, a confirmé l’impossibilité de prononcer à l’égard d’un étranger en situation irrégulière, une mesure de garde à vue fondée sur le seul délit réprimé par les dispositions de l’article L.621-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) ; il crée une procédure ad hoc de « retenue des étrangers » d’une durée maximale de 16 heures, ayant pour objet la vérification de leur situation au regard du droit au séjour en France.

Alors que le juge judiciaire est, en vertu de l’article 66 de la Constitution, gardien des libertés individuelles, les décisions administratives d’éloignement et de placement en rétention demeurent soumises au contrôle du juge administratif, le juge judiciaire redevenant compétent en cas de prolongation de la mesure de rétention. Toutefois, l’intervention de la loi du 16 juin 2011 a brouillé les cartes : repoussant de 48 heures à 5 jours, le délai dans lequel le juge judiciaire peut se prononcer, le juge administratif statuant quant à lui dans un délai de 72 heures, se trouve désormais en « première ligne ». L’ordre d’intervention des juges a été modifié : désormais, une décision d’éloignement peut être mise à exécution dès que le juge administratif s’est prononcé sur sa légalité sans que le juge judiciaire n’ait pu l’examiner.

Par ses décisions “El Dridi” du 28 avril 2011 et « Achughbabian » du 6 décembre 2011, la Cour de justice de l’Union européenne interprétant l’article 8 de la directive 2008/115/CE du 16 décembre 2008, dite “directive Retour”, comme interdisant l’emprisonnement des ressortissants de pays tiers en situation irrégulière au seul motif de l’irrégularité de leur séjour, sauf à ce que la durée maximale de rétention ait abouti à un échec a, de fait constaté l’incompatibilité de l’article L. 621-1 du CESEDA, en vertu duquel le séjour irrégulier est puni d’une peine d’un an de prison, avec le droit communautaire ; il devenait ainsi impossible de recourir à la procédure de garde à vue pour les étrangers soupçonnés du délit d’entrée ou de séjour irrégulier réprimé par l’article L. 621-1 du CESEDA désormais « inconventionnel ».

Si la pratique de placement en garde à vue des étrangers pour infraction à la législation sur l’entrée et le séjour en France s’est poursuivie, par ses arrêts du 5 juillet 2012, la Cour de cassation, tirant les conséquences des décisions de la CJUE et, confirmant l’impossibilité de prononcer à l’égard d’un étranger une mesure de garde à vue fondée sur le seul délit réprimé par l’article L.621-1 du CESEDA, y mettra un terme.

Les arrêts de la CJUE et de la Cour de Cassation ne mettront toutefois pas immédiatement fin à des pratiques pour le moins « illégales ; en effet, à la pratique des gardes à vue illégales, s’est substituée celles des auditions libres et des vérifications d’identité, d’une durée maximale de 4 heures.

C’est dans ces circonstances, que le projet de loi aujourd’hui en discussion, crée une procédure de retenue sui generis qui appelle plusieurs observations de la part de l’Union Syndicale des Magistrats Administratifs.

1. Le caractère ad hoc de la procédure de retenue ne saurait avoir pour effet un amoindrissement des garanties offertes aux personnes concernées.

S’il convient en premier lieu de s’interroger sur la durée de la retenue, il ne saurait être contesté que celle-ci doit être proportionnée au but à atteindre. L’USMA, qui n’est pas sans ignorer les contraintes matérielles inhérentes à cette procédure, s’interroge toutefois sur les raisons du Ministre de l’intérieur de modifier son choix qui, initialement, portait sur une durée de retenue de 12 heures seulement, le cas échéant prorogeable. Devant le Sénat, un amendement avait d’ailleurs été déposé en ce sens, prévoyant qu’au terme de dix heures de “retenue”, l’officier de police judiciaire devrait motiver sa demande de prolongation de six heures auprès du procureur.

L’USMA est par ailleurs satisfaite de constater que l’étranger sera immédiatement informé (et non « dans les plus brefs délais »), dans une langue qu’il comprend, des possibilités qui lui sont offertes et notamment de solliciter l’assistance un interprète, de faire aviser l’avocat de son choix ou tout autre qui lui sera commis d’office, de demander à être examiné par un médecin, de prévenir sa famille ou toute personne de son choix, d’avertir les autorités consulaires de son pays (préconisation de la Commission des lois), étant précisé que les informations alors recueillies seront entièrement effacées des fichiers si la retenue ne donne lieu à aucune suite administrative ou judiciaire.

En revanche, l’USMA s’interroge sur les raisons pour lesquelles l’entretien confidentiel que l’étranger est en droit d’avoir avec un avocat devrait être limité à 30 minutes, cette durée paraissant extrêmement brève au regard des conséquences d’une telle procédure (éloignement, interdiction de retour sur le territoire français…) et sur l’exclusion de l’avocat des auditions.

2. De la nature administrative de la procédure de retenue ?

Alors que le projet de loi se garde bien de qualifier la mesure de retenue, l’enjeu s’avère être pourtant de taille puisqu’il détermine l’ordre de juridiction – judiciaire ou administratif- compétent pour apprécier légalité et modalités d’application de la mesure.

Tout en affirmant dans l’exposé des motifs qu’il ne modifie en rien l’ordre d’intervention des juges tel que résultant de la loi du 16 juin 2011 et que la procédure de retenue est placée sous le contrôle de l’autorité judiciaire, le projet de loi précise aussi qu’est ainsi créée une procédure de vérification de la régularité du séjour d’un étranger propre à permettre, si nécessaire, la mise en oeuvre des procédures administratives applicables (décisions administratives d’éloignement du territoire français, de fixation du pays de destination, d’interdiction de retour sur le territoire français, de placement en rétention administrative…).

Il paraît donc aujourd’hui difficile de ne pas admettre que de finalité administrative, la mesure de retenue est une mesure administrative qui a d’ailleurs vocation à être codifiée au CESEDA (et non pas au code de procédure pénale).

N’ayant pas vocation, contrairement à la garde à vue et à la vérification d’identité, à découvrir ou réprimer une infraction, bien que réalisée par des officiers de police judiciaire sous le contrôle du Procureur de la République, la procédure de retenue poursuit une finalité purement administrative de régulation de l’immigration irrégulière et c’est d’ailleurs ainsi que, sans en tirer les conséquences, les travaux préparatoires admettent quelquefois le « caractère administratif de la procédure » !

La nature de la mesure de retenue – administrative ou judiciaire – n’est pas une simple bataille de clochers entre juridictions : cette interrogation qui permet de connaître l’ordre de juridiction compétent est déterminante pour l’étranger, en cas de contestation ; la résolution en amont d’une telle interrogation éviterait ainsi le risque de voir rendues, durant les mois à venir, des décisions de justice contradictoires, voire même émerger des conflits négatifs de compétences.

3. Nécessité d’un contrôle juridictionnel effectif

Quoi qu’il en soit, toute privation de liberté doit pouvoir être effectivement discutée devant un juge ; cette exigence découle notamment des stipulations de l’article 5-4 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Pourtant, le projet de loi précise qu’il ne « modifie aucunement le dispositif relatif à l’articulation du contrôle juridictionnel de la privation de liberté » et que « l’ordre d’intervention des juges n’est pas affecté ». Or, cet ordre d’intervention répond à une stratégie d’évitement du juge judiciaire.

L’USMA, fermement opposée à tout mécanisme visant à priver les justiciables des garanties attachées à un Etat de droit, regrette profondément que le projet de loi ne revienne pas sur l’inversion de l’ordre d’intervention des juges et ne prévoit pas d’offrir un recours juridictionnel effectif à l’étranger faisant l’objet d’une telle mesure de privation de liberté.

Et en admettant que la procédure de retenue soit une mesure de police administrative, il conviendrait alors de prévoir son mode de contestation devant le juge administratif et, le cas échéant, l’incidence de l’illégalité de cette procédure sur les mesures auxquelles elle aurait abouti (éloignement et interdiction de retour, rétention administrative) via la mise en place d’un contrôle de subséquence.

Précisons enfin que si la retenue est réalisée sous le contrôle du Procureur de la République, un tel contrôle ne saurait être considéré comme suffisant : le Procureur de la République n’est pas un « magistrat indépendant » au sens de la Convention européenne (CEDH 23 nov. 2010, n° 37104/06, Moulin c/ France) et l’étranger ne bénéficie pas devant lui d’un recours juridictionnel.

Lors de l’examen du projet de loi en première lecture devant le Sénat, une sénatrice a d’ailleurs déposé un amendement visant à restaurer le précédent délai de contrôle par le JLD, c’est-à-dire au bout de 48 heures de rétention administrative ; cet amendement n’a toutefois pas été adopté.

CONCLUSION

Si l’USMA ne peut qu’approuver que le gouvernement prenne enfin acte des décisions de la CJUE et de la Cour de Cassation relatives à l’impossibilité de placer en garde à vue un étranger au seul motif tenant à l’irrégularité de son entrée ou de son séjour en France, le projet de loi en discussion mérite d’être encore complété.

En effet, il est incontestable qu’en l’état, ce projet prend à nouveau le risque d’imbroglios juridiques, sans par ailleurs résoudre le problème d’absence de recours juridictionnel effectif, alors que le ministre de l’Intérieur a lui-même rappelé, devant le Sénat, la nécessité de « voies de recours effectives et efficientes », annonçant qu’un parlementaire devrait être prochainement chargé d’examiner le problème de la garantie juridictionnelle des droits afin de l’intégrer au futur projet de loi de réforme du CESEDA, prévu au premier semestre 2013 : il est peut-être regrettable que ce problème ne puisse être résolu dès l’adoption du texte aujourd’hui en discussion.