Avis sur le projet de loi de finances pour 2020

Fiche à destination de M. Kanner,

Rapporteur pour avis du programme « Conseil et contrôle de l’État » de la mission 

« Justice » du projet de loi de finances pour 2020

Au cours de l’entretien consacré à l’examen du projet de loi de finances pour 2018, l’ancien Vice-président du Conseil d’État, M. Jean-Marc Sauvé, avait estimé devant le rapporteur spécial que l’exigence de productivité et l’investissement des personnels de la juridiction avaient trouvé leurs limites.

Dans votre rapport pour le projet de loi de finances pour 2018 concernant le Conseil d’Etat et les juridictions administratives, vous avez fait part des efforts consentis pour faire face à la progression du contentieux à moyens constants en rappelant les réformes de procédure réalisées, et « considéré qu’il serait difficile d’aller au-delà sans porter atteinte à la qualité des décisions de justice rendues ».

Nous partageons complètement cette analyse.

La dégradation des conditions de travail

Entre 1997 et 2018, l’activité des seuls tribunaux administratifs a été multipliée par 2,17 passant d’un nombre d’entrées de 97 826 dossiers (en données nettes) à 213 029 dossiers. Au cours de la même période, l’effectif des magistrats administratifs est passé de 512,12 magistrats en 1997 à 801 magistrats en 2017, soit une augmentation de seulement 57%. 

Le plafond de productivité a été atteint et probablement même dépassé. L’ambiance dans les juridictions se tend sous la pression de l’accélération perpétuelle du rythme de travail. 

Un sondage récent montre que les magistrats ressentent une nette dégradation de leurs conditions de travail et disent éprouver parfois (38,9%) ou souvent (33,6%) une souffrance due à la charge de travail. Des magistrats prennent des RTT pour rattraper leur retard, compensent leurs périodes de formation et arrêts ou congés maladie. Il n’est pas rare qu’il leur soit demandé de rédiger des dossiers durant un congé maternité ou maladie de sorte qu’un guide des bonnes pratiques a dû être élaboré à l’attention des chefs de juridiction. Le bilan social 2018 permet de constater que le nombre de jours de formation par magistrat, jusqu’ici déjà faible, s’est effondré, passant de 1,66 jour en 2017 à 1,34 en 2018. Les avis d’arrêt de travail sont en augmentation constante ces dernières années (290 avis en 2018 contre 226 en 2017) représentant 4939 jours d’arrêts en 2018, contre 3581 jours en 2017. Il ne semble pas nécessaire de multiplier davantage les indicateurs. Ils vont tous dans le même sens.

La dégradation de la justice rendue

Comme les magistrats et agents, les expédients procéduraux ont des limites. 

Pour faire face à l’augmentation de la charge de travail à moyens constants, le pouvoir réglementaire s’est montré inventif : multiplication des cas de sorties par ordonnance, demande de maintien de requête, confirmation de requête au fond après un référé.

S’il est souhaitable que les magistrats ne jugent que les litiges qui conservent un intérêt, ces outils ne doivent pas devenir des pièges contentieux destinés à réduire le flux de manière aveugle. Pourtant, le juge est sommé d’en faire usage, statistiques à l’appui. 

De plus, outre que la multiplication de ces mesures rend paradoxalement l’instruction des dossiers plus chronophage pour des litiges qui seront, finalement, plus « sortis » que jugés, l’usage de celles-ci peut parfois s’avérer contestable. En ce sens, les ordonnances triant les requêtes manifestement infondées révèlent parfois une conception extensive du caractère manifeste.

Même la médiation n’est pas perçue comme un moyen d’offrir une solution satisfaisante aux parties, mais bien comme un outil de gestion des flux avec un taux de médiations « réussies » imposé.

Enfin, l’aiguillage de certains dossiers hors de la voie collégiale atteint ses limites : seules 34 % des décisions sont désormais rendues dans un cadre collégial. Or, le juge statuant seul assume des décisions humainement difficiles, sur lesquelles le défaut de confrontation des points de vue constitue véritablement une perte de garantie pour le justiciable. Parallèlement, le juge ainsi exposé, et il le sera plus encore avec l’usage des algorithmes de profilage, voit sa légitimité s’effriter.  

Nous sommes encore à cette frontière qui, une fois irrémédiablement franchie, fera basculer notre institution d’une justice administrative qui remplit honorablement son rôle social de protection de la légalité à une justice exsangue qui, malgré l’implication de ses membres, ne parvient plus à rendre au citoyen le service qu’elle lui doit.

Les pistes de réflexion

Dans ce même rapport pour le projet de loi de finances pour 2018, vous évoquiez « d’autres pistes d’amélioration comme l’engagement d’une réflexion portant sur le contrôle de l’attribution de l’aide juridictionnelle, au regard de la recevabilité et du bien-fondé du dossier, ou le renforcement du statut des assistants de justice, sur le modèle des juristes assistants qui interviennent auprès des magistrats judiciaires ».

Les exemples étrangers montrent que les magistrats disposent souvent d’une aide à la décision.

En admettant que la réflexion s’oriente vers ce type de solutions, rappelons qu’il faut nécessairement des magistrats formés et en nombre suffisant pour encadrer, comme il se doit, les personnels d’aide à la décision. En outre, les modalités de recrutement de ces agents doivent impérativement reposer sur des bases pérennes et solides afin de ne pas déstabiliser les organisations de travail. En 2019, le secrétariat général du Conseil d’Etat, confronté à une surconsommation de ses crédits, a annoncé brutalement le gel des recrutements des agents contractuels au sein des juridictions administratives, affectant considérablement leur fonctionnement.

C’est pourquoi l’USMA demande qu’à une augmentation du contentieux réponde désormais une augmentation des effectifs de magistrats et de personnels d’aide à la décision. Toute augmentation des sorties à effectif constant se fait désormais au détriment de la qualité de la justice. Par ailleurs, l’USMA demande instamment qu’aucune nouvelle compétence, ni aucune extension de compétence existante ne soit plus décidée sans une évaluation sérieuse de son impact sur l’activité des juridictions administratives.

En outre, l’USMA demande que soient inscrites au budget un certain nombre de mesures de revalorisation.

Afin de maintenir l’attractivité du corps et de faire disparaître des inégalités peu compréhensibles entre des corps équivalents, l’USMA demande que la grille indiciaire du corps de magistrats de TACAA soit alignée sur celles des administrateurs civils et des magistrats des CRC, également considérés comme des « corps ENA ». 

Nous demandons également qu’il soit procédé au rehaussement de l’indemnisation des jours RTT monétisés, dont le montant actuel de 125 euros par jour est anormalement bas par rapport à d’autres métiers. En outre, eu égard à la charge de travail croissante, le nombre de jours de RTT est devenu très inférieur à la réalité. Aucune négociation n’a eu lieu depuis leur mise en place.

Nous demandons enfin que soient prises en compte l’indemnisation intégrale de la participation à des commissions administratives ainsi que la majoration du traitement ou l’application d’un système d’astreinte lorsque nous tenons des audiences en référé ou en urgence les samedi et jours fériés.

Enfin, à supposer que le législateur soit tenté de réintroduire le droit de timbre par un énième dispositif visant à créer, sous peine d’irrecevabilité, une nouvelle contribution pour l’aide juridique, l’USMA entend faire savoir qu’elle reste attachée au principe de gratuité de la justice et refuse toute entrave à l’accès au droit et au juge, en particulier lorsqu’il s’agit de voir resurgir des recettes qui ont induit des effets désastreux : ralentissement du traitement des requêtes, coût lié à sa mise en œuvre…